Intervention dans le cadre des Rencontres culturelles obliques le 7 juillet 2012
En introduction…
Obliquité ?
-
D’abord
géologique : le pentu, une poésie du regard. Un promontoire en faveur du
singulier, du distancié, et de toutes formes de veilles.
-
Plus
généralement, un entre-deux, ce qui résiste à l’appel de l’orthonormé et des
repères dominants.
1 – Obliquité… pour des
espaces irrésolus
Possible de développer une approche bipolaire – et forcément
simpliste - de la notion d’espace : un espace quelconque devenant
« espace » à partir du moment où il est investi versus un espace porteur de spécificités,
« espace » en tant que tel.
[Au passage,
on aurait bien sûr pu situer ailleurs la dichotomie, par ex espaces
striés/espaces nomades, cf Deleuze]
Le premier type d’espace s’en remet donc à
« l’habitation » pour prendre existence (cf Davila, « avoir
accès pour inventer »). Il a toute liberté de n’être, en tant que tel,
aucunement caractérisé.
Il y a dans dans leur spécification lacunaire de ces espaces
à investir quelque chose qui renvoie à une liberté d’occupation, et à une
finesse aussi grande que souhaitée dans un possible maillage.
Scènes Obliques, agissant ainsi sans espace dédié propre à
son activité, peut revendiquer librement des centaines d’espaces : la
salle polyvalente, à un premier niveau, mais aussi la place du village, ou à un
niveau plus élevé, la pente, ou le sentier (avec la notion de mouvement) voire
l’espace cosmologique…
La force que la liberté d’investissement confère à ces espaces
irrésolus trouve une contrepartie significative dans leur in-caractérisation.
L’illisibilité qu’elle suppose est de nature à susciter la perplexité, pour ne
pas dire la crainte dans l’abord par tous de ces espaces.
Le second type d’espace porte en lui des inductions
significatives quand à son mode d’investissement. Sa vocation – qu’il est
parfois permis de détourner – suggère avec force des modes d’utilisation, et se
confronte par nature à des attentes, des catégories d’objectifs. Dans le champ
de son corridor fonctionnel, il est censé offrir de justes et bonnes garanties,
au prix le plus souvent d’une incapacité à l’élargissement. Il en va ainsi de
(presque) tous les lieux dédiés à la culture, théâtre, cinéma, médiathèques…
avec néanmoins une recherche croissante de modularité, nourrie notamment par la
labellisation de lieux alternatifs, friches, lieux marginaux…
D’une certaine manière, ces espaces pré-spécifiés sont ainsi
eux-mêmes et en tant que tels « auteurs » en tant qu’inspirant un
certain mode d’investissement. Cette impulsion « créatrice » donnée
par l’espace lui-même peut relever de l’intention spécifiante (on a fabriqué un
espace pour y faire quelque chose de particulier) ou se soumettre à des
inductions non intentionnelles et forcément subjectives (ce qu’inspirent un
paysage, un site historique…).
L’obliquité dont se revendique Scènes Obliques est à la fois
géologique (concrète) et symbolique.
Son cadre de pensée, son activité à flanc de montagne
l’invite à poser sur le monde un œil
singulier, distancié. L’omniprésence de la pente suggère une poésie au
regard, un engagement, une veille critique. C’est du moins ce que nous
éprouvons. En ce sens, la situation géographique, pour ne pas dire la géologie
donc, exerce une influence réelle sur la nature de nos entreprises et de nos
expérimentations.
Soumise à l’influence de ce paysage pentu, mais aussi libre
–on l’a dit – d’investir à sa guise des lieux irrésolus, Scènes Obliques
chemine ainsi dans cet entre-deux, sur cette oblique-là, symbolisant ce parrainage
choisi et revendiqué entre projet endémique et cheminement libre.
2 – Obliquité… entre
singulier et collectif
Les processus « d’investissement » naissent souvent
d’un désir individuel et c’est la force de celui-ci ainsi que son authenticité
singulière qui leur confèrent un élan initial significatif.
Pour ce motif respectable, la tentation est réelle de s’en
remettre très largement pour ne pas dire totalement, pour ce qui est de la
genèse et des conceptions initiales, à un portage individuel. Il apparaît
naturellement comme le garant d’une mise en œuvre fidèle et d’un adossement
« au plus fin » aux convictions premières, considérées dans leur
singularité.
A ces mobiles, s’ajoutent souvent ceux liés à des illusions
d’efficience de fonctionnement et de modes de gouvernance : construire
seul (ou à peu de personnes), décider seul, c’est plus rapide, plus simple,
moins coûteux, etc…
Il apparaît ainsi d’emblée un questionnement de fond sur la
compatibilité entre la notion « d’auteur », en tant que concepteur et
développeur, et celle de collectif en tant qu’entité plurielle pensante
impliquée au niveau de la genèse des processus.
En la matière, nos expériences ont été multiples et liées à
divers types de processus artistiques et culturels. Il en résulte aujourd’hui, avec toute la
prudence requise, ce que nous tenons pour nous-mêmes comme des
« heuristiques » de travail.
En particulier, concernant les processus ouverts investissant l’espace public, une appropriation collective
amont apparait essentielle :
-
à
leur mise en mouvement bien comprise,
-
à
leur transmission efficiente et poreuse au plus grand nombre,
-
à
leur pérennisation même.
Cette appropriation apparaît aussi encadrée par un
paradoxe : plus elle est proche de la genèse des processus
d’investissement, plus elle est précieuse et plus elle est problématique, renvoyant
à la difficulté d’inviter à une approche créative, de convaincre sur le
non-encore existant.
[Cette conviction liée à la nécessaire occurrence du
collectif a plusieurs fois amené Scènes Obliques à refuser des procédures de
commande, mettant en jeu l’association en tant que prestataire externe de
services, professionnel de son domaine.]
Si les deux notions – auteur,
collectif – apparaissent antagonistes, l’une des composantes de notre
métier de médiateur consiste sans doute à en minimiser l’incompatibilité. Dans
ce but, l’inventivité nous semble devoir être de mise pour imaginer les
ressorts de l’émergence et de la mise en route d’approches partagées.
Cette créativité au service d’une approche que l’on pourrait
qualifier d’approche collective d’auteur,
pourra notamment se déployer dans l’espace circonscrit par deux pôles :
- -
ce
qui pourrait relever d’un militantisme sensible (trouver les modes
d’invitation, de mise en conviction, faire vibrer) ;
- -
ce
qu’on pourrait appeler une exemplarité silencieuse (se tenir là où d’autres
pourraient se tenir, imaginer, agir avec la préoccupation de la transparence,
faire le pari d’une aimantation).
3 – Obliquité… reflet
d’une pensée du tremblement ? (telle
qu’évoquée par Edouard Glissant)
On parlait de vibration…
Ces formes d’obliquité, le renoncement à des labellisations
trop vite et trop définitivement décernées, la foi dans la turbulence des
alchimies et des rencontres, pourraient s’accorder à ce qu’Edouard Glissant
nomme la pensée du tremblement,
elle-même faisant écho à tous les tremblements de notre monde :
« … Essayons
de comprendre comment le monde à son tour tremble,
mettons-nous en
accord avec le monde,
tremblons du
tremblement du monde,
ce n’est pas un
tremblement de faiblesse,
ce n’est pas un
tremblement d’hésitation
c’est le
tremblement de celui qui vit la vie du monde,
c’est peut-être
ce qui nous est donné de plus fantastique aujourd’hui "
Comment accueillir et mettre en œuvre la turbulence dans
le sein d’un processus culturel ? Comment tressaillir ensemble à l’unisson
du monde, non pas pour susciter quelque stupéfiant décalage (dont la mise en
scène sur-apparente ne ferait que conforter nos modèles habituels) mais plutôt
pour fissurer en douceur nos architectures-repères, nos cénacles rassurants. Ce
qui, du monde, frappe à notre porte commence par déformer la porte.
La pensée du tremblement
constitue une invitation aux tiers-espaces. C'est-à-dire aux espaces échappant
à toute catégorisation. Par l’élan dans lequel notre monde est saisi, par sa
complexité croissante, par le gain des métissages de tous ordres, par cette
coprésence accrue de tout à tout, les tiers-espaces s’imposent alors qu’ils restent
encore largement innommés. Ils convoquent des champs inédits, intersectifs,
conceptuels, et s’affirment comme des sphères d’exploration, non figées.
[« Le territoire comme palimpseste »,
André Corboz. L’exemple des terrains vagues en lisière de ville]
Ainsi du théâtre en dehors du théâtre.
Teatro delle Ariette, compagnie italienne des environs de
Bologne se compose de comédiens qui sont par ailleurs agriculteurs. Ils montent
des textes de Pasolini dans leur champ, leur poulailler ou leur silo à grain.
Ceux qui viennent ici perdent tout repère : est-on au spectacle ?
Dans la vraie vie ? Et que sommes-nous ici, ensemble, gens de l’art, gens
de la ferme, badauds ? Espace physique, espace conceptuel : notre
monde tremble de cette expérience,
des tiers-espaces indéfinissables qu’elle contribue à esquisser et qui
s’accordent au plus près du parcours chaotique de ces artistes singuliers. Qui
en révèlent la signature, mais à travers elle, en l’occurrence, se ré-ancrent
aussi dans le gras de la terre universelle.
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