Intervention dans le cadre des Rencontres culturelles obliques le 6 juillet 2012
Quelles sont les situations où l’on peut un moment se poser, se décaler, se recomposer, concevoir une autre façon de s’investir, de faire collectif, de vivre ? Quels dispositifs (espace hybride, contre-espace, laboratoire social…) préfigurent ce tiers espace ?
La notion de « tiers-espace » correspond au sein de
notre laboratoire social à la nécessité de penser autrement l’espace de l’expérience
individuel et politique et produire (par l’expérimentation) de nouvelles
connaissances.
Le tiers espace couvre différentes acceptions et dimensions (géographique,
écologique, expérientielle, psychosociologique, politique…) qu’il est
intéressant de relier pour comprendre leur complémentarité. Car faute de mots
pour qualifier ces espaces, ils restent dans l’angle mort de la connaissance.
L’on pourrait déjà s’interroger pourquoi ce « tiers » est
systématiquement nié, méprisé ou rejeté.
C’est pourtant ce « Tiers-État » n’appartenant ni
à la noblesse, ni au clergé qui fomenta la Révolution. C’est ce même tiers
espace, organisateur de rencontres improbables entre gauche et droite,
nationaux et étrangers qui fit acte de résistance pendant l’Occupation. C’est
ce tiers populaire qui accueille en ce moment les nouveaux migrants de l’Est ou
du Sud grâce à la souplesse de son économie informelle et l’appropriation
d’espaces intermédiaires comme nous l’avons étudié pour les marchés de biffins à
Paris. C’est toujours ce tiers espace que l’on mobilise aujourd’hui pour
essayer de qualifier ces zones péri-urbaines ou semi-rurales, où se logent de
plus en plus certaines catégories de la population, objet d’étude encore mal
défini pour les scientifiques et les politiques : nouvelles zones de
relégation ou nouveaux écosystèmes ?
Dans tous les cas, les mots de l’Abbé Siéyès (1748 - 1836)
raisonnent toujours : « Qu’est-ce que le Tiers-État ? – Tout –
Quel rôle a-t-il joué jusqu’à présent ? - Aucun – Qu’aspire-t-il à devenir ?
– Quelque chose. »
Gilles Clément, propose d’ailleurs de relier Tiers-État et
tiers paysage. Le tiers paysage est ce « délaissé » échappant à la
rationalité de l’organisation fonctionnelle et économique (urbaine ou rurale). Il
a écrit un « manifeste du tiers paysage » pour insister sur son rôle
primordial d’accueillir une diversité, de fonder sa logique écosystémique sur un
processus évolutif imprédictible s’auto-ajustant comme « territoire de
l’invention », non sur une finalité liée à la croissance selon une logique
d’accumulation.
Dans ce sens, le tiers espace génère des « effets de
bordures », c’est-à-dire des écosystèmes entre deux milieux (forêt et prairie
par exemple), créant de cette manière des espaces de vie plus riches, plus
divers voire plus conflictuels que ceux qu’ils bordent.
Nous rejoignons une dimension du tiers espace qui est
« l’espace qui pousse du milieu », c’est-à-dire qui ne se définit pas
par ses limites ou ses lisières, mais par les interactions au centre. En
transposant cette observation dans le domaine des récits de vie, les entretiens
auprès d’acteurs du champ social ou culturel nous ont révélé de nombreuses zones
existentielles qui se définissent ainsi par leur milieu bien que rarement validées
de manière académique comme expérience qualifiante. Ce sont tous ces espaces
collectifs que nous investissons sans nous définir par nos appartenances
socioprofessionnelles ou par l’appartenance à un lieu, un territoire, mais où
se construit un sens collectif dans le processus des situations en train de se
dérouler.
C’est une autre manière de dire que nous ne sommes plus
définis par nos « extrémités » dans une histoire linéaire entre un
« début » et une « fin », mais, comme le dit si bien le
poète Rilke, que « nous construisons chaque jour notre origine un peu plus
devant nous ». Nous prenons ainsi conscience de cet « état du
mouvement » dans cet inachèvement perpétuel, cette énigme qui met en œuvre
sa vie et peut faire de sa vie une œuvre.
Le Laboratoire d'Innovation Sociale par la Recherche-Action reprend
cette observation en forme d’hypothèse selon laquelle il existe des
inter-influences entre espaces géographiques, espaces sociaux et espaces mentaux,
ce que nous pourrions nommer « les tiers espaces de l’existence ».
C’est parce que l’on est mobile dans sa tête – on
« s’autorise à… » –, que l’on est aussi mobile dans l’espace en
jouant sur plusieurs interfaces identitaires et que l’on résiste ainsi à l’ethnicisation
des rapports sociaux. Favoriser le mouvement (ne pas confondre mouvement et rapidité),
c’est instaurer un autre rapport au temps de l’expérience ou le chemin se dessine
en marchant, où l’expérience, en particulier celle de la rencontre, est plus
importante que la destination du voyage.
Ces contre-espaces se logent dans les interstices, ils sont
les alvéoles par lesquels tous les corps respirent, l’humain comme l’urbain.
C’est par ces espaces non attribués entre les formes que la vie et la ville se
transforment. Georges Perec a superbement décrit ces « espèces
d’espace » dans un inventaire du quotidien que, trop pressé, nous oublions
de voir, cet « infra-ordinaire » dont il épuise les lieux par
l’observation pour leur donner un sens, une langue afin qu'ils « parlent
enfin de ce qui est, de ce que nous sommes ».
Effectivement, « Vivre, c'est passer d'un espace un
autre, en essayant le plus possible de ne pas se cogner ». L’idée est alors
de provoquer en termes d’expérimentation ce type d’espace, d’accompagner les
processus in vivo portés par les acteurs en situation et de faciliter leur légitimité
en termes de co-production sociale, artistique et scientifique. Nous avons par
exemple provoqué des « journées interstice » entre déambulation
mentale et déambulation physique, chacun pouvant apporter ses matériaux et
présenter sa recherche tout en bougeant dans l’espace se l’appropriant à sa
manière.
D’une manière générale la recherche-action par la mise en
lien direct entre connaissance et transformation sociale correspond à un tiers
espace scientifique entre une culture académique universitaire et une praxis
qui amène à se réfléchir comme acteur historique. Plus précisément nous
réfléchissons à la relation entre « agents » et « acteurs »
dans la définition d’un champ d’intervention et comment peuvent se produire des
décalages et des transferts entre ces deux postures. Une pratique de l’espace comme
les « journées interstice » facilite une mise en situation collective
d’une coproduction interdisciplinaire où nous invitons à ce décalage et cette
transposition par l’expérimentation.
Disons à la suite d’Edgard Morin : quand le monde n’est
plus pensable, il faut provoquer de nouvelles situations qui apparaissent alors
comme mode intelligible et évident de le penser autrement. À l'instar du tiers
espace, le Laboratoire Social invite à des situations humaines originales où
l’on s’autorise à penser autrement.
Cette démarche s’inscrit totalement avec les problématiques
de notre époque où chacun doit se chercher et chercher ses mots pour définir ce
qu’il vit. Nous ne pouvons plus réfléchir et agir en termes catégoriels de
champs disciplinaires et de secteurs d’activités qui s’avèrent incapables de
dégager l’espace d’une réflexivité indispensable à la production de nouvelles
connaissances sur nos pratiques et nos expériences. Les sciences comme les arts
jusqu’à nos activités socioprofessionnelles les plus courantes sont confrontées
à cette complexité qui les conduit à se décaler, se transposer, se transformer,
se transmuter.
Ces espaces sont de nature hybride. Et si nous devenons nous-même
des êtres hybrides, c’est dans un sens créatif, pas obligatoirement celui du métissage.
La confrontation à l’altérité reste toujours difficile. Mais les tiers espaces,
dans leur capacité d’accueil une diversité vivante, c’est-à-dire non réifiée,
folklorisée, ethnicisée, rendent cette confrontation effectivement plus créative
que destructrice. On pensera à la culture rhizome richement décrite par les
écrivains de l’antillanité (Chamoiseau, Confiant, Glissant…). À cause et grâce
aux rapports raciaux de domination et à la spécificité insulaire de leurs
conditions de vie, ils ont dû penser cette créolisation du monde bien avant
tout le monde.
C’est à ces multiples micro-mondes interstitiels où nous
rencontrons un « Tout Monde », un monde entier dans une proximité
distante, que nous reconnaissons les tiers espaces. Il nous faut alors redéfinir
notre outillage conceptuel, méthodologique et opérationnel. Ainsi
continuons-nous à évoquer « l’action culturelle » ou le
« développement culturel » sans pouvoir définir ce que revêt
aujourd’hui un travail de la culture et encore moins échafauder une pensée
politique de la culture.
De même lorsque nous parlons « d’espace public »
pour définir l’espace du politique ou l’espace urbain, il semble que nous sommes
plus dans une mise en scène de l’espace public. Si l’art public, en particulier
l’art de la rue avait réinvesti cette sphère dans les années 60/70, nous
pouvons effectivement nous interroger sur le sens des fêtes déambulatoires
commandées à grand renfort de publicité dans les centres-villes ou encore ces
artistes que l’on envoie en missionnaires dans les quartiers populaires
« combattre l’exclusion sociale ».
Tous ceux qui pratiquent réellement l’espace urbain des
riders (skate, bmx) aux tracers (parkour) en passant par les graffeurs et
autres streets dancers vous diront combien aujourd’hui est verrouillé l’espace public
selon une double procédure qui se renforce mutuellement : la
marchandisation de l’espace et la sécurisation de l’espace. Mais ce sont les occupants
de la rue par nécessité qui connaissent le mieux cette fermeture par la
judiciarisation de la pauvreté (loi anti mendicité, anti glanage, etc.). Par
ces lois de musellement de l’espace, la construction ethnique de la réalité
peut légitimer le passage du stéréotype à la stigmatisation légale en
constituant officiellement des catégories distinctes de citoyens plus contrôlées
et surveillées à l’exemple des Roms.
Le refoulement des espaces populaires vers les périphéries a
toujours constitué des rapports de force entre les forces centripètes (besoin
des classes laborieuses) et centrifuges (peur des classes dangereuses).
Aujourd’hui l’espace public qui assista la naissance de l’individu
moderne n’est plus l’endroit privilégié de l’argumentation raisonnée théorisée
par Habermas, cet « agir communicationnel » où pouvait s’incarner ce
rapport de force à travers des luttes. Lorsque Mélenchon avec son Front de
Gauche « prend » la Bastille avant l’élection présidentielle,
personne ne croit au « Grand Soir », nous savons tous que cette
manifestation est une mise en scène de la Révolution. D’une autre manière, le
traitement médiatico-politique des émeutes urbaines de 2005 a très vite fermé
l’espace du débat public et a dépossédé les principaux acteurs, jeunes des
banlieues, de leur capacité à dégager des problématiques sociétales et les
publiciser.
Ainsi les acteurs populaires qui se revendiquaient de la marge
ou de la rue comme caractère indépendant et subversif en rempart à l’aliénation
industrielle doivent repenser les espaces de leur engagement en cette ère du
capitalisme cognitif. Même si la contre-culture est remise au goût du jour
cycliquement comme dernièrement au cinéma par un succédané bien fade d’« On
the Road » de Kerouac, nous ne sommes plus dans les années 60. Ce n’est
plus dans la marge officielle que nous trouverons ces espaces. Elle est devenue
mainstream. Toute velléité contestatrice est absorbée par l’industrie
culturelle et l’art de la rupture est depuis bien longtemps une institution
artistique.
Alors, si nous employons la notion de tiers espace, c’est bien
pour essayer de penser autrement l’espace d’expression de nouvelles luttes par une
reformulation aussi bien existentielle que politique. Cet espace réel, mais ailleurs,
ces lieux sans coordonnées précises, cette hétérotopie comme la nommait Michel
Foucault n’est plus en périphérie, mais au centre. Les contres-espaces de la société
post-industrielle se logent maintenant dans les interstices, ils s’insinuent
partout, là, « au milieu » effectivement où l’espace n’est pas
attribué, en attente de fonction, dans la centralité des métropoles et des
dispositifs. Les effets de bordure des jardins partagés, des friches
industrielles, des terre-pleins de boulevards, sous les ponts et dans les parcs
participent à ces nouvelles formes de sociabilité avec des interactions et des
tensions, des points d’équilibre et de rupture, constituant ainsi des écosystèmes
entre diversité, interdépendance et régulation.
Les lieux physiques ne sont que la partie temporairement émergée
d’un réseau relationnel. À la différence des relations de type communautaire
selon des liens de proximité, resserrés et semblables, nous sommes dans le
tiers espace plus dans la « force du lien faible », c’est-à-dire des
relations plus épisodiques, mais plus étendues avec des personnes très différentes
ne partageant pas obligatoirement le même territoire, la même histoire ou la
même culture. La place de la personne dans le réseau est déterminée en
conséquence par la capacité à créer de nouveaux liens, ce qui devient une autre
manière de former une intelligence collective et une écologie des pratiques
collectives.
Sous cet angle du réseau, nous voyons les tiers espaces comme
susceptibles de provoquer des rencontres inédites, croiser des pratiques et des
parcours d‘expérience qui mobilisent des compétences en fonction des situations.
Ce sont des espaces intermédiaires de redéfinition et de recomposition. Ils
constituent des sas entre espaces publics et privés, parcours individuels et
formes collectives. La confrontation à l’autre, une altérité par définition irréductible,
est transcendée comme nous le disions à propos de la créolité par un processus
qui dépasse la somme des intérêts individuels, du moins le temps que dure le
jeu d’interactions dans ces situations.
C’est un véritable travail de la culture que nous
décrivons dans sa dimension universelle de faire société ensemble. Nous nous sommes
particulièrement intéressés à un de ces espaces, celui instauré par l’Échomusée
Goutte d’Or en plein quartier populaire de Paris. Ce lieu échappe à toute
catégorisation et n’est donc reconnu par personne, ni par le milieu culturel,
ni pas le milieu socioculturel, il est pourtant pour nous exemplaire de ce
« travail de la culture » propre aux tiers espaces. Effectivement ce lieu
ne se définit pas par une occupation, une catégorisation, une programmation,
mais par son espace du milieu ouvert sur le quartier qui agit comme sas entre
lieu d’exposition artistique, d’ateliers, de rencontres et de formulation de
projet.
Un tiers espace ne peut se définir sans l’existence d’un
tiers qui pourtant n’entre dans aucun cadre institutionnel, échappe aux champs
d’intervention et de visibilité des observatoires. Ce tiers c’est celui de la
place des habitants, souvent évoquée dans les dispositifs, rarement réalisée. Ce
tiers, c’est aussi cette culture immatérielle propre aux quartiers populaires
qui n’entre ni dans les cadres patrimoniaux ni dans les lieux culturels conçus
selon une autre rationalité gestionnaire, un autre mode de structuration. C’est
ce travail de la culture non répertorié dont le musée veut faire « écho »,
non pas comme lieu de folklorisation d’une ville muséifiée, mais comme lieu
vivant d’une ville en transformation.
Nous retrouvons ici le sens propre au laboratoire social d’une
co-production sociale, artistique et scientifique. C’est pour les mêmes raisons
que nous étudions les formes d’atelier-résidence et autres dispositifs de
rencontre autour d’un processus commun, puisqu’ils peuvent se loger un peu
partout, dans l’institution comme dans la rue.
Nous rejoignions Jacques Rancière dans la perspective d’un
espace esthétique qui renouvelle le sens démocratique. Le tiers espace contribue
à cette relation égalitaire face à l’œuvre dans sa façon de recevoir et de
partager. Dans cette relation du sensible à l’intelligible émerge un sens qui
n’est pas prédéterminé entre problématiques individuelles et collectives, expérience
« amateur » et « professionnelle ».
Ces processus peuvent se comprendre comme une médiation de l’œuvre
et une médiation de la forme. On peut entendre par « forme » la
capacité des individus de se structurer, de concevoir un parcours, de
capitaliser une expérience en travaillant sur des matériaux qui leur opposent
une consistance et qu’ils façonnent. Cette démarche par la médiation de la
forme est directement accessible sans cursus académique. En partageant ensuite la
production de ce travail, ils ouvrent par œuvres interposées, un espace
esthétique là aussi directement accessible dans une relation renouvelée à un public
« habitant – citoyens – producteur ».
Ici intervient la médiation de l’œuvre dans cet espace
esthétique délimité par la relation triangulaire entre l’intention artistique,
une matière travaillée et une réception publique. Chacun peut ressentir une
émotion et comprendre une démarche qui se dessine en creux de l’œuvre comme une
interrogation, une énigme existentielle. Chacun peut se reconnaître comme
« être en mouvement », participer à une mise en œuvre et jouer sur
plusieurs espaces de réception pour l’exprimer en dehors des lieux consacrés à
la culture.
C’est une autre manière d’évoquer un « art
sociétal », participatif, politique comme « état du mouvement »
nous renseignant sur les enjeux de notre époque. Nous pourrions également faire
allusion à des arts hybrides comme ces « Nouveaux Territoires de
l’Art » qu’un moment a voulu labéliser l’institution. Mais il parait plus
juste de parler d’hybridation des espaces accueillants des processus inter-
disciplinaires comme nous l’observons à travers les tiers espaces.
Remarquons que l’arrivée de l’ère numérique a aussi favorisé
ce brassage avec ses « co-working spaces » qui offrent des espaces collaboratifs
entre personnes indépendantes, une « communauté de solitudes » entre
domicile et lieu de travail partageant des ressources cognitives, un espace ouvert
en réseau selon des valeurs partagées et un mode d'organisation nodal renvoyant
à ce que nous disions sur la « force du lien faible ».
Cette culture numérique a dépoussiéré la notion de
« maîtrise d’usage » venue du milieu de l’architecture. Elle
correspond parfaitement aux tiers espaces où c’est l’utilisateur final du processus
et non le concepteur qui a le dernier mot, renversant par la base l’ordre pyramidal
des décisions sur la gestion des espaces. C’est surtout vrai dans les processus
« open-source » d’innovation sociale susceptibles de porter des
alternatives économiques en réponse aux problèmes publics. C’est aussi une des
voies que nous aimerions explorer au Laboratoire d'Innovation Sociale par la
Recherche-Action.
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