jeudi 4 octobre 2012

"La jouiscience"


Par Marcel MOREAU - « Une philosophie à coups de rein » de chez Denoël 2007
« Le corps rythmique et impunément écrivant ne serait-il pas, par quelque côté, et en dépit de son pessimisme philosophique, une source de jouiscience ? La jouiscience n’est pas un néologisme de plus, surtout n’allez pas croire ça. Pas de quoi perturber le cours tranquille du Lexique. Il ne fait que passer, pour y déposer sa semence, dans les flancs, disons l’utérus, d’un improbable ventre de femme en grand désir de le concevoir, on ne sait jamais. Au moment où je l’écris, il n’a d’avenir que comme sécrétion. Mais c’est beaucoup, de mon point de vue en tout cas, une sécrétion de cet ordre, même aléatoire, elle peut décider du climat d’un livre, par-delà l’enchaînement des saisons. Un jour, la jouiscience sera peut-être, j’ignore à quel degré de température, un mot qu’il faudra considérer comme profondément alerte et généreux, véhiculant une manière d’appréhender la réalité affranchie de ses phantasmes intellectuels, cause de tant d’affaissements du langage au cœur même de notre instinct de vie. 


Jouiscience : un mot probablement né des noces d’un rythme pénétrant et d’une béance sensorielle, cette sécrétion -là, rien qu’elle, mais – qui sait ?- de la race des « avénementielles », pour parler comme à l’université, une fois n’est pas coutume, qu’on me le pardonne. Soyons plus précis : quand j’écris jouiscience, je vois une connaissance jouissant d’en être une au moment où, dans son corps, le connaissant  jouit de ses retentissements.
Le plaisir est charnel et il est partagé spirituellement. Du même coup, je me dis que si cette jouiscience se généralisait, dans le domaine de l’acquisition du savoir, les avancées de la Science elle-même en perdraient de leur insensibilité aux conséquences déshumanisantes, « faustiennes » de certaines de leurs applications. Ce ne serait plus une Science développant à discrétion les retombées de son divorce d’avec le vertigineux gisement d’intelligence de la vraie vie, du vrai sens de la vraie vie, dans  sa complexité abyssale, dont je crois que notre corps pulsionnel possède le mouvement. Il le possède, à défaut de pouvoir, étant donné l’empire de la raison, nous en administrer toute la jouissance (le tressaillement lascif), soit comme libération de l’être, soit comme ivresse des grands espaces intérieurs, aux frontières de cette folie lucide dont nous écrivîmes naguère qu’elle était le fer de lance de notre recherche d’une explication aux cultures inusitées qui, dans notre nature de chair et de sang, n’ont cessé de nous rendre inclassable aux yeux de la culture codée.

Certes la jouiscience restera encore, pour longtemps, me semble-t-il, vu l’évolution des techniques de réduction de l’homme à une marchandise culturelle ou pseudoculturelle, une notion bien utopique. Il faudrait une conscience éperdue que les mots sont eux-mêmes des corps vivants dans notre corps vivant et ayant hérité d’un rythme immémorial, « désintéressé », consubstantiel à la création du monde, depuis la nuit des temps, pour que le plaisir de connaître mette en branle, durablement, les zones érogènes de la connaissance elle-même. Mais aussi, j’avoue ne pas toujours savoir, avec précision, ce que veulent me dire mes mots lorsqu’ils me font écrire de telles pensées, dépassant l’entendement. Ecrire, alors, c’est faire provision de ce quelque chose qui les habite et dont je ne reçois encore que la force suggestive. Les mots me donnent le cran d’en exprimer les premières saveurs. J’ose prendre à mon compte ce que ces saveurs ont d’immédiat, comme dans le vocable  « jouiscience », laissant au rythme qui est le mien, organique et verbal, le pouvoir de transformer, ou non, tôt ou tard, mon pressentiment en vérité vécue ou à vivre, de toute urgence. En tout état de cause, mes mots me débordant pour dire ça sont des corps imprévisibles dans un corps devenu plus aventurier que mécanique, grâce à eux… » 

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