lundi 24 septembre 2012

Une pratique des espaces obliques

Par Antoine Choplin /// Directeur de l'Association Scènes obliques et écrivain 
Intervention dans le cadre des Rencontres culturelles obliques le 7 juillet 2012


En introduction…
Obliquité ?
-          D’abord géologique : le pentu, une poésie du regard. Un promontoire en faveur du singulier, du distancié, et de toutes formes de veilles.
-          Plus généralement, un entre-deux, ce qui résiste à l’appel de l’orthonormé et des repères dominants.

1 – Obliquité… pour des espaces irrésolus

Possible de développer une approche bipolaire – et forcément simpliste - de la notion d’espace : un espace quelconque devenant « espace » à partir du moment où il est investi versus un espace porteur de spécificités, « espace » en tant que tel.
[Au passage, on aurait bien sûr pu situer ailleurs la dichotomie, par ex espaces striés/espaces nomades, cf Deleuze]

Le premier type d’espace s’en remet donc à « l’habitation » pour prendre existence (cf Davila, « avoir accès pour inventer »). Il a toute liberté de n’être, en tant que tel, aucunement caractérisé.
Il y a dans dans leur spécification lacunaire de ces espaces à investir quelque chose qui renvoie à une liberté d’occupation, et à une finesse aussi grande que souhaitée dans un possible maillage.
Scènes Obliques, agissant ainsi sans espace dédié propre à son activité, peut revendiquer librement des centaines d’espaces : la salle polyvalente, à un premier niveau, mais aussi la place du village, ou à un niveau plus élevé, la pente, ou le sentier (avec la notion de mouvement) voire l’espace cosmologique…
La force que la liberté d’investissement confère à ces espaces irrésolus trouve une contrepartie significative dans leur in-caractérisation. L’illisibilité qu’elle suppose est de nature à susciter la perplexité, pour ne pas dire la crainte dans l’abord par tous de ces espaces.

Le second type d’espace porte en lui des inductions significatives quand à son mode d’investissement. Sa vocation – qu’il est parfois permis de détourner – suggère avec force des modes d’utilisation, et se confronte par nature à des attentes, des catégories d’objectifs. Dans le champ de son corridor fonctionnel, il est censé offrir de justes et bonnes garanties, au prix le plus souvent d’une incapacité à l’élargissement. Il en va ainsi de (presque) tous les lieux dédiés à la culture, théâtre, cinéma, médiathèques… avec néanmoins une recherche croissante de modularité, nourrie notamment par la labellisation de lieux alternatifs, friches, lieux marginaux…
D’une certaine manière, ces espaces pré-spécifiés sont ainsi eux-mêmes et en tant que tels « auteurs » en tant qu’inspirant un certain mode d’investissement. Cette impulsion « créatrice » donnée par l’espace lui-même peut relever de l’intention spécifiante (on a fabriqué un espace pour y faire quelque chose de particulier) ou se soumettre à des inductions non intentionnelles et forcément subjectives (ce qu’inspirent un paysage, un site historique…).

L’obliquité dont se revendique Scènes Obliques est à la fois géologique (concrète) et symbolique.
Son cadre de pensée, son activité à flanc de montagne l’invite à poser sur le monde un œil  singulier, distancié. L’omniprésence de la pente suggère une poésie au regard, un engagement, une veille critique. C’est du moins ce que nous éprouvons. En ce sens, la situation géographique, pour ne pas dire la géologie donc, exerce une influence réelle sur la nature de nos entreprises et de nos expérimentations.
Soumise à l’influence de ce paysage pentu, mais aussi libre –on l’a dit – d’investir à sa guise des lieux irrésolus, Scènes Obliques chemine ainsi dans cet entre-deux, sur cette oblique-là, symbolisant ce parrainage choisi et revendiqué entre projet endémique et cheminement libre.


2 – Obliquité… entre singulier et collectif

Les processus « d’investissement » naissent souvent d’un désir individuel et c’est la force de celui-ci ainsi que son authenticité singulière qui leur confèrent un élan initial significatif.
Pour ce motif respectable, la tentation est réelle de s’en remettre très largement pour ne pas dire totalement, pour ce qui est de la genèse et des conceptions initiales, à un portage individuel. Il apparaît naturellement comme le garant d’une mise en œuvre fidèle et d’un adossement « au plus fin » aux convictions premières, considérées dans leur singularité.
A ces mobiles, s’ajoutent souvent ceux liés à des illusions d’efficience de fonctionnement et de modes de gouvernance : construire seul (ou à peu de personnes), décider seul, c’est plus rapide, plus simple, moins coûteux, etc…

Il apparaît ainsi d’emblée un questionnement de fond sur la compatibilité entre la notion « d’auteur », en tant que concepteur et développeur, et celle de collectif en tant qu’entité plurielle pensante impliquée au niveau de la genèse des processus.
En la matière, nos expériences ont été multiples et liées à divers types de processus artistiques et culturels.  Il en résulte aujourd’hui, avec toute la prudence requise, ce que nous tenons pour nous-mêmes comme des « heuristiques » de travail.
En particulier, concernant les processus ouverts investissant l’espace public, une appropriation collective amont apparait essentielle :
-          à leur mise en mouvement bien comprise,
-          à leur transmission efficiente et poreuse au plus grand nombre,
-          à leur pérennisation même.

Cette appropriation apparaît aussi encadrée par un paradoxe : plus elle est proche de la genèse des processus d’investissement, plus elle est précieuse et plus elle est problématique, renvoyant à la difficulté d’inviter à une approche créative, de convaincre sur le non-encore existant.
[Cette conviction liée à la nécessaire occurrence du collectif a plusieurs fois amené Scènes Obliques à refuser des procédures de commande, mettant en jeu l’association en tant que prestataire externe de services, professionnel de son domaine.]
Si les deux notions – auteur, collectif – apparaissent antagonistes, l’une des composantes de notre métier de médiateur consiste sans doute à en minimiser l’incompatibilité. Dans ce but, l’inventivité nous semble devoir être de mise pour imaginer les ressorts de l’émergence et de la mise en route d’approches partagées.
Cette créativité au service d’une approche que l’on pourrait qualifier d’approche collective d’auteur, pourra notamment se déployer dans l’espace circonscrit par deux pôles :
-         -  ce qui pourrait relever d’un militantisme sensible (trouver les modes d’invitation, de mise en conviction, faire vibrer) ;
-       -   ce qu’on pourrait appeler une exemplarité silencieuse (se tenir là où d’autres pourraient se tenir, imaginer, agir avec la préoccupation de la transparence, faire le pari d’une aimantation).


3 – Obliquité… reflet d’une pensée du tremblement ? (telle qu’évoquée par Edouard Glissant)

On parlait de vibration…
Ces formes d’obliquité, le renoncement à des labellisations trop vite et trop définitivement décernées, la foi dans la turbulence des alchimies et des rencontres, pourraient s’accorder à ce qu’Edouard Glissant nomme la pensée du tremblement, elle-même faisant écho à tous les tremblements de notre monde :
« … Essayons de comprendre comment le monde à son tour tremble,
mettons-nous en accord avec le monde,
tremblons du tremblement du monde,
ce n’est pas un tremblement de faiblesse,
ce n’est pas un tremblement d’hésitation
c’est le tremblement de celui qui vit la vie du monde,
c’est peut-être ce qui nous est donné de plus fantastique aujourd’hui "

Comment accueillir et mettre en œuvre la turbulence dans le sein d’un processus culturel ? Comment tressaillir ensemble à l’unisson du monde, non pas pour susciter quelque stupéfiant décalage (dont la mise en scène sur-apparente ne ferait que conforter nos modèles habituels) mais plutôt pour fissurer en douceur nos architectures-repères, nos cénacles rassurants. Ce qui, du monde, frappe à notre porte commence par déformer la porte.
La pensée du tremblement constitue une invitation aux tiers-espaces. C'est-à-dire aux espaces échappant à toute catégorisation. Par l’élan dans lequel notre monde est saisi, par sa complexité croissante, par le gain des métissages de tous ordres, par cette coprésence accrue de tout à tout, les tiers-espaces s’imposent alors qu’ils restent encore largement innommés. Ils convoquent des champs inédits, intersectifs, conceptuels, et s’affirment comme des sphères d’exploration, non figées.
[« Le territoire comme palimpseste », André Corboz. L’exemple des terrains vagues en lisière de ville]

Ainsi du théâtre en dehors du théâtre.
Teatro delle Ariette, compagnie italienne des environs de Bologne se compose de comédiens qui sont par ailleurs agriculteurs. Ils montent des textes de Pasolini dans leur champ, leur poulailler ou leur silo à grain. Ceux qui viennent ici perdent tout repère : est-on au spectacle ? Dans la vraie vie ? Et que sommes-nous ici, ensemble, gens de l’art, gens de la ferme, badauds ? Espace physique, espace conceptuel : notre monde tremble de cette expérience, des tiers-espaces indéfinissables qu’elle contribue à esquisser et qui s’accordent au plus près du parcours chaotique de ces artistes singuliers. Qui en révèlent la signature, mais à travers elle, en l’occurrence, se ré-ancrent aussi dans le gras de la terre universelle.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire