mardi 25 septembre 2012

Le feuilleté de l'immédiat

Par France Mongeau /// Écrivaine et professeur de français et de littérature 
Intervention dans le cadre des Rencontres culturelles obliques le 7 juillet 2012

L’écriture publique n’a de public que les lieux. Lieux du quotidien, lieux des courses de l’ordinaire battant leurs heures de réel sur la place du marché. Et ceci n’est pas sans importance. Si le terme foyer d’écriture a été choisi pour désigner les lieux où l’on rencontre les écrivains publics, c’est peut-être parce qu’il nomme à la fois cet asile vers lequel on se dirige et le point d’où jaillit la lumière. Double parole déjà, double multitude, rien semble-t-il de l’intime ou de la solitude. Exigence d’accueil et de don.

Des intentions s’approchent et se rencontrent; des poèmes et des lettres s’éloignent, en leur trajectoire multipliée. Et anonyme. Les foyers de l’écriture publique fabriquent, à même l’impondérable des intimités, une forme aux gravités du monde. Au souffle d’une émotion s’arrime un vers, une résonance. Dans la chair d’une formule hésitante pour saluer la mort, se forge la parole présente, restante, essoufflée. Quelque chose comme une histoire. Les foyers de l’écriture publique sont de véritables alambics.

L’écriture publique est affaire de privé. Rien de plus intime en effet que la lettre d’amour ou le poème pour cette femme envolée. Et combien intime ce tête-à-tête dans la recherche et la rédaction d’un mot. Un seul. Le bon. Celui qui ralliera les deux êtres de langage dans la rencontre du foyer. L’écriture publique est nécessairement affaire de péril. Une enfant s’approche. Derrière elle, son père ou sa mère sourit. Eux, plus hésitants qu’elle. La petite tient dans sa paume quelques fruits écrabouillés. Elle dégringole devant vous avec cette idée d’envoyer à l’autre bout du monde les fruits juteux et fragiles. Il faudra bien écrire un mot dans la carte d’anniversaire.

Ceci n’est pas votre idée. Ce n’est pas vous qui auriez inventé une farce pareille. Mais avec cette gamine surgit une autre enfance, une enfance tellement éloignée de la vôtre, tellement éloignée de cette enfance véritable (ou inventée) dans laquelle parfois vous puisez pour écrire ce conte, cette nouvelle, cette épopée qui veut construire votre œuvre. Quelque chose de neuf vous apparaît dans les mains poisseuses de l’enfant.

Dans le foyer de l’écriture publique le péril est grand. C’est peu dire. Quelqu’un ici consulte l’écrivain pour écrire. Pour franchir ce mutisme involontaire dans lequel il se croit enfermé, refusant malgré lui toute parole. Quelqu’un insiste pour que les mots de son poème ne soient pas modifiés. Son poème premier, balbutiant. Si beau soudain. Pourtant, ce vers est un parfait cliché. Mais parce qu’il est un cliché, ne porte-t-il pas en lui l’humanité tout entière? L’espace d’un moment? À bout de bras? Aussi lourd soit-il, aussi maladroit et convenu soit-il, ce vers déborde d’humanité heureuse et volontaire.

Dans le travail d’écriture devenu une exigence, ces quelques détails s’agitent devant l’écrivain, pur péril et pure bouffée d’air frais. Il est renvoyé ainsi aux premières heures de son métier. Résistera-t-il ? Ne pas biffer ces phrases maladroites, si lourdes, ne pas interrompre la confidence qui s’installe, ne pas altérer le dessein qui lentement émerge de ce vacarme. De ce silence. Ne pas nier la gravité que l’autre tente de nommer. La rencontre entre les deux intimités, entre les deux univers de langage ne sert pas qu’à celle ou celui qui vient chercher une expérience d’écriture. Des mots plus beaux. La parole confidente qui se déploie dans le foyer de l’écriture publique utilise des mots nécessaires, inconnus de l’écrivain, des mots rejetés par lui pourtant si gourmand; la parole confidente s’avance et se retire comme une marée ; elle hésite, force les résistances au langage en déboulant sur la table d’écriture jusque dans ses marges. Le foyer est un lieu d’accueil. Un lieu d’asile pour les clichés et les trouvailles errant entre nous. Le temps de l’écriture d’une lettre, c’est une langue à deux têtes qui jacasse. Une langue à double tiroir, double ressort, double univers, double intention. Les éclats de rire partagent soudain une même singularité : l’impudeur et l’audace.

C’est que la notion d’intimité est étrangement élastique. Comme la peau qui s’étire sur le ventre naissant, comme l’écorce qui se transforme dans l’effort de l’arbre. La notion d’intimité est un muscle qui bat son rythme de réel. Un muscle qui s’abreuve aux palpitations de l’autre. L’intimité est une affaire de porosité et appartient au feuilleté de l’immédiat. Dans le foyer de l’écriture publique, deux cœurs peuvent battre. Un pacte est conclu. L’écrivain offre son talent, son métier. Il ne travaillera pas à son œuvre. Du moins le croit-il. Il est ici pour aider à écrire. Il est ici avec son expérience et ses mille petites manies. Dans un souci d’humilité et d’écoute qui sans doute le dépasse et le fonde bien peu, il accepte lui aussi le pacte. Il ne sait pas encore combien la requête de l’autre est généreuse pour son propre travail.

La dame qui vient de quitter le foyer d’écriture n’a pas fini de s’inquiéter pour son petit-fils. Le feuillet soigneusement plié, rangé dans son sac avec une précaution toute confiante est devenu sa carte de visite, la solution gagnante pour renouer avec ce garçon têtu, éloigné et muet. La force des mots. Le pouvoir de la confidence. Cette confiance aveugle en une lettre rédigée par un étranger. Que veut dire tout cela?

Vous regretterez de n’avoir pas pris dans les vôtres ses longues mains tremblantes. De ne pas avoir aidé à plier le feuillet sur lequel vous veniez d’écrire une si belle lettre. Vous regretterez cette hésitation qui a fait que vous avez préféré observer les longs doigts. Le bel entrelacement des ors de la bague, le revers poudreux des manches de la veste. Mais vous savez déjà, sans le savoir, que les mains tremblantes de cette dame réapparaîtront dans un poème sous la forme d’algues vertes ou de corail. Quelques jours plus tard. Après votre rencontre dans le foyer d’écriture publique. Dans un autre poème. Les foyers de l’écriture publique sont les lieux d’une éphémère communauté. Inclinée au dessus de la table de travail, curieuse de la nouvelle ou du roman qui devrait y prendre forme, la langue à deux têtes est portée par son propre rythme, quelque chose de sacré l’habite, un sens à venir. Une unité. Et c’est ce partage, vivant, fabriqué de toutes pièces dans l’alambic du foyer, qui fait que l’exercice d’écriture devient aisé, spontané, presque heureux. Ce n’est pas chaque fois recommencer le monde. Ce n’est pas tenter l’impossible. C’est habiter quelques instants la langue de l’autre et la sienne propre, habiter une voix plurielle et singulière. En parfait imposteur.

Vous ne pensiez pas, jamais, être troublée par autant d’amour. Les paumes de cet homme, imprégnées de caresses et de paroles amoureuses n’étaient pas pour vous. Mais sa passion, volée aux heures de votre rencontre, le ton agressif de sa confidence où vous n’apparaissez pas, ses yeux fuyant les vôtres pour capter quelque image, vous ont arrachée à votre propre histoire pour tomber sur la page. Dans un vacarme effroyable. Un bruit de fin du monde, de fin du jour, un bruit de poème inachevé. Entre vous et lui, cela peut-être, un poème inachevé qui viendra vous hanter dans la solitude retrouvée de l’écriture.

Être dans un foyer d’écriture publique, ce serait être là, tout entier de langage, d’oeil et d’oreille. Bruissant comme les arbres. Ce serait être profondément attentif, malgré soi, l’espace de quelques secondes. Entendre battre un amour, une saison, une haine. Entendre battre le cœur du lieu public où se fait l’écriture. Rire aussi. Et rentrer les mains vides, les poches vides, le cœur entier dépossédé de lui, neuf, nouveau. Ce serait avoir abandonner une lettre superbe, le détail d’un revers de veste dans la rédaction d’une nouvelle ; ce serait avoir céder à l’autre quelques vers sublimes, les plus beaux, ceux jamais écrits. Des vers impossibles dans la solitude de l’atelier de l’écrivain. Des vers impossibles sans cette imposture. Possibles uniquement dans cette éphémère et nécessaire communauté du foyer de l’écriture publique.

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